C’est au bout de quelques épisodes que je l’ai remarqué. Il tentait de forcer la porte d’une maison vermoulue, au coin d’une rue déserte et délabrée. Il était trop loin pour qu’on puisse distinguer ses traits, mais son anorak jaune faisait une tache au fond de l’image. Au premier plan, Marion et l’inspecteur Burns discutaient de l’enquête en cours sans lui prêter la moindre attention. De la vapeur s’échappait de leurs bouches. Les hivers sont froids à Cleveland.
J’oublie très vite les intrigues des films, mais j’ai une bonne mémoire visuelle des détails. Ne me demandez pas de vous résumer Intimidation ou Hors de la nuit. Mais je sais que dans le premier se trouve un plan de transition où Clive Owen croise dans la rue une jolie brune aux cheveux courts, qui s’arrête un moment à l’arrière-plan pour se gratter l’épaule, en un geste charmant d’abandon (et je mettrais ma main au feu que le réalisateur a retenu cette prise-là pour le petit grain de vérité de ce geste) ; et que dans Hors de la nuit, il y a, accroché au mur, dans le diner miteux où se réfugie à l’aube le couple de criminels en cavale, un chromo à la Hopper — qui semble faire écho à la solitude des deux amants. Bref, j’étais certain d’avoir aperçu l’homme à l’anorak dans un épisode précédent de Simple Cops.
J’étais tombé par hasard sur cette série durant mes nuits d’insomnie. Les médicaments que je prenais à l’époque avaient pour effet de me rendre vaseux durant la journée et de me surexciter le soir jusqu’à une heure tardive. Alors, trop fatigué pour lire mais trop énervé pour trouver le sommeil, je m’affalais devant le petit écran et me laissais dériver dans ce triangle des Bermudes, ce cimetière des épaves télévisuelles que sont les petites heures de la nuit. Somnolant devant un documentaire animalier, je piquais du nez devant un soap australien des années 1980 pour me réveiller au milieu d’une énième reprise de Derrick ou de Cash in the Attic. Cette salade d’images se prolongeait en ébauches de rêves et je finissais par sombrer sur le canapé, n’émergeant qu’aux premières heures du matin, la tête lourde et le dos cassé, tandis que sur l’écran une pimpante miss Météo annonçait avec un sourire radieux qu’il allait pleuvoir toute la journée.
Une nuit, la voix de l’inspecteur Burns m’avait tiré du demi-sommeil. Manifestement, il n’était pas content. J’ouvris un œil, le radar déjà en alerte. Des flics. Un commissariat de quartier. Nous sommes dans le bureau vitré du chef. Les stores ont été abaissés pour que la conversation n’ait pas de témoins. C’est la scène classique de l’engueulade entre l’inspecteur expérimenté moi-je-travaille-sur-le-terrain et son supérieur hiérarchique le-règlement-c’est-le-règlement. Sur un dernier coup de gueule, l’inspecteur ouvre la porte et amorce sa sortie. Dix contre un que le chef va le rappeler pour lui balancer la réplique finale. « Burns ? » Gagné. Burns, puisque c’est son nom, se retourne et lève un sourcil. L’autre, radouci, laisse entendre qu’il le couvrira mais lui demande d’agir avec prudence. Fondu au noir. On enchaîne sur une séquence de ville où deux policiers, alertés par des voisins, découvrent le corps d’une vieille dame morte dans son fauteuil depuis quelques jours. À présent tout à fait réveillé, je suivis avec un certain intérêt la suite de l’épisode. Ça n’était pas trop mal fait. C’était même tout à fait regardable. Ça nous changeait.
L’hebdo télé que j’achetai le lendemain m’apprit le titre de la série, et je me surpris à attendre le prochain épisode, le mardi suivant à deux heures trente du matin — comme si le gros Burns et ses collègues m’avaient fait signe par-delà l’écran. J’étais seul et déprimé, au point de tuer parfois les heures en cochant dans le Maltin Movie’s Guide les titres de tous les films que j’avais vus dans ma vie. Je cherchais un dérivatif, une bouée à laquelle m’accrocher, n’importe quoi. Simple Cops pouvait faire l’affaire.
À vue de nez, la série datait du début des années 1990. C’était un peu le Hill Street Blues ou le NYPD Blue du pauvre ; un honnête feuilleton policier standard, ni génial ni nul. Je soupçonnais d’ailleurs ses concepteurs de l’avoir mis en chantier pour profiter du succès des productions de Steven Bochco, qui venaient de renouveler le genre en profondeur. Simple Cops (bon sang que ce titre était mauvais) se présentait comme une chronique de la vie quotidienne d’un commissariat. La série mettait en scène une douzaine de policiers, formant un échantillon représentatif du melting-pot américain. Leur travail interférait sans cesse avec leur vie privée et leurs problèmes personnels — l’alcoolisme de l’un, les déboires conjugaux de l’autre —, sources de nombreuses sous-intrigues. Chaque épisode se déroulait sur une journée et présentait deux, quelquefois trois enquêtes parallèles, qui se révélaient souvent liées entre elles en cours de route. Peu de crimes spectaculaires ; la série se voulait réaliste et proposait plutôt un portrait en mosaïque de la violence urbaine ordinaire, tout en mettant l’accent sur la routine policière et les conflits internes entre les flics de base, leur hiérarchie, les procureurs et les avocats. Sans faire preuve d’une folle originalité, les scénaristes témoignaient d’un certain savoir-faire dans les limites de situations dramatiques éprouvées. Cette impression reposante de déjà-vu n’était d’ailleurs pas désagréable en soi, elle concourait même au charme de la chose ; si bien qu’après quelques épisodes on finissait, comme il arrive souvent, par s’attacher aux personnages, ou plus exactement aux efforts sympathiques des comédiens — tous braves soutiers de la télé auxquels avait manqué ce soupçon de charisme en plus qui fait décolle une carrière — pour faire croire à leurs rôles.
La seule véritable originalité de la série tenait à son décor. Elle ne se déroulait ni à New York ni à Frisco, ni à Miami ni à Los Angeles, mais dans une agglomération rarement montrée à l’écran. Cleveland, telle qu’on la découvrait, était une ville étrange et fantomatique, tout en artères interminables, en places immenses et curieusement désertes. Les parcs, les promontoires, les quartiers à l’abandon, le port au bord du lac Érié, bien exploités par d’excellents repérages, offraient une grande variété de décors auxquels le manque manifeste de moyens de la production conférait un caractère quasi documentaire. La ville, au fond, était le personnage principal de la série. Et son exploration, au fil d’enquêtes traversant toutes les couches de la société, servait de prétexte, comme dans beaucoup de séries policières, à une radioscopie des problèmes sociaux américains : tensions communautaires, désindustrialisation, chômage de masse et très grande pauvreté — « La ville la plus pauvre des États-Unis » revenait dans le dialogue comme un leitmotiv, avec une nuance tantôt de résignation et tantôt d’autodérision voulue, comme une plaisanterie que s’échangeaient les gars du coin.
Et à présent, il y avait l’homme à l’anorak jaune.
Que le même figurant, vêtu du même pardessus voyant, se balade dans deux épisodes d’une série était déjà chose singulière. La production était-elle fauchée à ce point ? Mais quand je l’ai revu une nouvelle fois la semaine suivante, je n’en ai pas cru mes yeux. Or, il était bien là, assis sur un banc public au fond d’un petit square, en train de porter à ses lèvres une bouteille dissimulée dans un sac de papier brun. Qu’est-ce que cela signifiait ?
Le plan n’avait duré que quelques secondes, le temps de situer le décor. Déjà — plan rapproché —, le point de vue se resserrait sur l’inspecteur Atkinson, engagé dans une conversation discrète avec un indic. À vrai dire, leur échange ne m’intéressait plus guère, et je ne prêtai qu’une attention distraite à la suite de l’épisode, l’esprit tout occupé par l’homme à l’anorak. À quoi pouvait rimer sa présence furtive ? Rien ne paraissait la justifier. Il ne prenait aucune part à l’action, et les héros de la série ne semblaient pas le remarquer. Burns ne lui avait pas même accordé un regard la semaine précédente, et pas davantage Atkinson à l’instant. S’agissait-il d’un personnage secondaire dont les scénaristes préparaient en catimini l’entrée en scène, d’un pion subrepticement avancé sur l’échiquier narratif ? Pourquoi pas ; sauf que ses apparitions étaient si subliminales que cela paraissait peu plausible. Ou alors sa présence était-elle une private joke imaginée par les metteurs en scène — comme dans les Chabrol de la grande époque où l’on était certain de croiser Attal et Zardi dans des petits rôles et d’entendre un second couteau fredonner Fascination ? Voire même — mais c’était franchement improbable —, une contrainte gratuite imposée par un producteur cinglé fan de l’Oulipo ? Ergo, se pouvait-il que l’homme à l’anorak figure dans tous les épisodes de Simple Cops ?
En attendant l’épisode suivant, j’entrepris une petite recherche dans mes livres et sur internet. Ce fut pour constater que Simple Cops n’avait pas laissé de trace impérissable dans la mémoire des téléphages. Martin Winkler et Christophe Petit ne la mentionnaient pas dans leur précieux dictionnaire des séries. Un seul avis mitigé de spectateur sur Imdb, qui reprochait à la série d’être un décalque un peu terne de NYPD Blue — on ne pouvait lui donner entièrement tort. Les sites américains spécialisés du genre tvshows.com la répertoriaient parmi cent autres avec générique complet et synopsis succinct — grosso modo le même repris d’un site à l’autre, avec quelques variantes. Les rubriques « anecdotes », « trivia » ou « secrets de tournage », où l’on pouvait s’attendre à voir signalée la présence de l’homme à l’anorak, étaient vides. C’était maigre. J’appris tout de même au passage que la série n’avait connu qu’une brève existence. Elle avait été interrompue au milieu de sa deuxième saison, sans doute en raison de taux d’audience insuffisants. Pour la même raison, elle n’avait pas fait l’objet d’une édition DVD — sans quoi je me serais empressé de la commander. Tout de même, en m’entêtant à éplucher plusieurs pages de liens déversés sans discernement par le moteur de recherche, je finis par trouver, sur un site australien, une page plus complète, incluant un guide des épisodes avec brefs résumés. Ce vade-mecum allait se révéler utile pour m’aider à m’y retrouver puisque la série, devenue bouche-trou nocturne dans la grille des programmes d’une chaîne de seconde zone, était évidemment rediffusée dans le plus complet désordre.
À partir de ce moment, j’enregistrai systématiquement les épisodes, sans cesser pour autant de les visionner à l’heure de leur diffusion — car j’aimais ce rendez-vous du mardi, dans le silence de la nuit : de sentir la ville endormie autour de moi renforçait mon lien privilégié avec les flics de Cleveland. Je me mis aussi, carnet de notes à portée de main, à regarder la série d’un autre œil, sans plus me soucier de suivre les enquêtes, plutôt répétitives à la longue, ni de savoir si Burns allait se réconcilier avec son fils délinquant, Atkinson convoler avec la mignonne Marion Sanders qu’il draguait avec une maladresse touchante, Morales vaincre son cancer et Resnick divorcer de son épouse qui le cocufiait à tour de bras — mais en scrutant attentivement les recoins de chaque image, guettant une nouvelle apparition du figurant mystère. Et à ma grande stupeur, mon hypothèse la plus folle se trouva vérifiée. L’homme à l’anorak jaune figurait bel et bien dans chaque épisode — du moins dans la douzaine que je pus voir, puisque j’avais pris la série en cours de route. Il ne quittait jamais l’arrière-plan, ne jouait aucun rôle dans les intrigues. Cependant, en remettant les pièces du puzzle dans l’ordre, une certaine cohérence finissait par se dégager de la suite de ses apparitions. C’était comme si elles racontaient en pointillé une histoire parallèle, le parcours d’un pauvre gars en voie de clochardisation.
— Dans l’épisode 1.3 (le plus ancien que je visionnai), il traversait la rue d’une démarche hésitante en jetant des coups d’œil inquiets autour de lui.
— Dans l’épisode 1.5, on le voyait sortir de la boutique voisine de celle où Sanders et Colson enquêtaient sur un vol à main armée, et entrer aussitôt dans le magasin d’à côté.
— Dans l’épisode 1.6, il franchissait la porte tambour du palais de justice tandis qu’au premier plan, sur le grand escalier, Bauer se faisait sonner les cloches par un procureur.
— L’épisode 1.7 était celui où je l’avais remarqué pour la première fois, tentant de s’introduire dans une maison abandonnée.
— Dans l’épisode 1.9, il donnait à manger à des pigeons dans un parc.
— Dans l’épisode 1.10, il surgissait au fond d’un couloir du commissariat et se ruait sur la porte verrouillée d’un placard en la secouant violemment (ce type semblait décidément obsédé par les portes).
— L’épisode 1.12 était celui dans lequel il picolait au fond du square où Atkinson avait donné rendez-vous à son indic.
— Fait unique, il effectuait deux apparitions dans l’épisode 1.13. On le voyait d’abord faire la manche assis sur un trottoir, tandis qu’au premier plan Colson et Thaddeus procédaient à l’arrestation d’un dealer. Un peu plus tard, il se glissait entre deux panneaux disjoints de la palissade d’un chantier de construction.
— Dans l’épisode 2.1, il parlementait sur le seuil d’une maison avec un retraité qui finissait par lui claquer la porte au nez.
— J’ai failli le louper dans l’épisode 2.2. Et pourtant il était bien là, couché avec d’autres sans-abri dans un squat industriel que visitaient Burns et Morales, à la recherche d’un témoin en fuite.
— C’est dans l’épisode 2.5 qu’on le distinguait le mieux. Bauer et Resnick planquaient de nuit dans une camionnette sous un échangeur routier. Des clodos se réchauffaient autour d’un brasero. Parmi eux se trouvait l’homme à l’anorak jaune (plus si jaune que ça, en fait, plutôt gris sale), mal rasé, les traits creusés, le regard perdu.
C’est une chose étrange que de visionner un film ou une série en se focalisant sur les arrière-plans et les bords-cadres de l’image. On développe un curieux strabisme de l’attention et l’on s’aperçoit que, la plupart du temps, on ne regarde pas vraiment les films. D’un côté, on continue de suivre malgré soi la progression de l’intrigue. On enregistre des noms, des faits, on pressent un retournement, on suppute l’identité du coupable. De l’autre, on découvre que même la fiction la plus conventionnelle est peuplée de détails bizarres, surprenants, incongrus, ou simplement émouvants, tantôt disposés délibérément par le metteur en scène — sans que la raison en soit toujours claire —, tantôt enregistrés à son insu par la caméra, telle la fille aux cheveux courts d’Intimidation : moments fugitifs et fragiles, gestes précieux parce qu’involontaires, emprisonnés pour toujours dans l’image… Ne sont-ils pas au fond notre raison la plus secrète d’aimer le cinéma ? Je remarquai plusieurs de ces détails dans Simple Cops. Monica, la jolie préposée à l’accueil du commissariat, avait une collection inépuisable de pull-overs. Elle en changeait à chaque épisode. Thaddeus, Bauer et Mentell étaient tous les trois gauchers — trois gauchers dans la même série ? Que penser aussi de la prolifération excessive des horloges, cadrans et autres radios-réveils, parfois filmés en gros plan lorsque l’imposaient les nécessités du suspense, mais le plus souvent présents dans le fond ou sur les côtés de l’image, comme une obsession furtive, à peine esquissée ? Et que dire de ces graffitis en forme d’appels au secours — « Help ! », « Get me out of this ! » — qui apparaissaient à intervalles réguliers dans les plans d’extérieurs, peints à la bombe sur les murs ou griffonnés à la hâte dans une cabine téléphonique ?
Ce jeu de pistes dura trois mois. Un mardi, je me calai sur le divan, la télécommande en main, prêt à lancer l’enregistrement. À deux heures trente-trois, après le tunnel de pubs, au lieu du générique familier, surgirent deux inconnus en uniforme, une grande bringue blonde et un Noir costaud, qui sortaient d’une voiture de police à New York. Nom de Dieu ! La diffusion de Simple Cops avait été interrompue sans crier gare. On l’avait remplacée par une autre vieille série bouche-trou. J’étais furieux.
Dans les jours suivants, il m’arriva une autre déconvenue. En voulant revisionner des épisodes, je découvris que mon vieux magnétoscope avait commencé de rendre l’âme à mon insu (comme la plupart de mes semblables, j’enregistrais beaucoup de choses que je ne regardais souvent que des mois plus tard). L’image était déformée, neigeuse, irregardable. Impossible de revoir quoi que ce soit dans ces conditions. Un paquet de films enregistrés durant la même période étaient fichus eux aussi. Je pensai à mon ancien ami Bernard, cinéphile maniaque qui vérifiait toujours que le film dont il avait programmé l’enregistrement la veille était correctement magnétoscopé. Il avait bien raison. Je me serais foutu des baffes.
Simple Cops avait pris une telle place dans ma vie désœuvrée que j’aurais pu m’enfoncer dans un réel marasme, si je n’avais reçu le surlendemain un coup de fil au sujet d’un emploi pour lequel j’avais postulé sans trop y croire dans une délégation culturelle en Allemagne. Je figurais parmi les quatre personnes dont la candidature avait été retenue. L’entretien eut lieu quelques jours plus tard et se passa étonnamment bien, peut-être parce que je ne me faisais aucune illusion. Mon allemand revenait tout seul avec une facilité qui m’épatait moi-même. Une semaine plus tard, on me rappela pour me dire que, malgré tout l’intérêt que présentait ma candidature — blablabla —, on avait décidé d’en engager un autre. Cependant, un second poste venait de se libérer sans préavis à Berlin, qu’il fallait pourvoir d’urgence et pour lequel on avait pensé à moi. Bien entendu, les responsabilités n’étaient pas les mêmes et le salaire serait moindre en conséquence. Peut-être m’estimerais-je surqualifié pour ce poste. Le type avait l’air de s’excuser au bout du fil. Je fis semblant de réfléchir un moment avant d’accepter — sans dire à mon interlocuteur que cette solution ne pouvait mieux me convenir. Je n’avais jamais aimé, pour reprendre ses mots, « avoir des responsabilités ». Il fallut faire les paquets, remplir des tas de papiers, trouver un sous-locataire. Mes journées furent soudain très occupées.
Je me plus tout de suite à Berlin. J’avais l’impression de sortir d’une longue hibernation. Il y avait énormément de boulot, les heures de bureau débordaient souvent sur les soirs et les week-ends ; cela ne me dérangeait pas. Je repensais parfois à l’homme à l’anorak jaune. Il m’arriva d’en parler avec de proches collègues, mais aucun d’eux ne connaissait la série et l’on accueillait mes discours avec un silence sceptique et poli. C’était un peu avant le grand boom populaire des séries : la plupart des gens qui travaillaient dans le domaine culturel ne s’intéressaient pas à ce type de fictions, qu’ils considéraient avec condescendance comme des sous-produits de la culture de masse. Comme on me prenait déjà pour un rigolo dans le service, je n’insistais pas et aiguillais la conversation vers un livre ou une exposition.
Les six premiers mois ont filé comme un rêve. Un matin d’automne, en consultant le programme des cinémas dans le journal, je vis annoncée la sortie d’un nouveau film américain, The Cleveland Ultimatum. Le nom du cinéaste m’était inconnu mais, en souvenir de toutes les heures que j’avais passées dans cette ville en compagnie du detective Burns et de ses coéquipiers, j’allai voir la chose le samedi après-midi suivant. C’était un gros thriller plutôt lourdingue, avec des fusillades interminables, une machination dont l’instigateur était bien entendu une huile des services secrets, et ce montage insupportable qui est à présent de rigueur, un changement de plan toutes les trois secondes pour faire croire que le film a du rythme et masquer le fait que le réalisateur ne sait pas où placer la caméra. Si l’intrigue ne s’était pas déroulée à Cleveland, je serais sorti au bout de vingt minutes. Mais j’étais content de revoir, même furtivement, la Terminal Tower, le port sur le lac Érié et les arches du pont supérieur de Détroit.
Le plan est passé si vite que j’ai cru l’avoir halluciné. Mais cette petite tache jaune, au fond de l’image, n’était-ce pas l’homme à l’anorak ? Je supportai vaillamment l’avalanche de péripéties ineptes jusqu’à la fin du film et restai pour la séance suivante. Lorsque revint la séquence en question, je n’eus plus aucun doute. Bien des années avaient passé entre le tournage de Simple Cops et celui de The Cleveland Ultimatum. Sa barbe avait grisonné. Il avait perdu ses cheveux. Mais c’était bien lui, dans son vieil anorak jaune, qu’on apercevait au coin d’une rue, en compagnie de deux autres paumés. J’en suis resté baba.
En sortant du cinéma, toutes sortes de pensées m’agitaient. Oh, rien que de très banal. Je songeais que, tandis que ma vie venait de connaître un tournant, d’autres existences restaient inexorablement bloquées dans une impasse. Un peu comme lorsqu’on retourne dans le quartier de son enfance et qu’on découvre que la boulangère est toujours boulangère. L’homme à l’anorak était comme la boulangère. Tandis que le monde tournait, il avait continué sa vie d’errance durant toutes ces années sans pouvoir quitter Cleveland ; ou alors — la phrase se forma toute seule dans mon esprit, si vite qu’elle me laissa interdit —, sans pouvoir quitter l’image de Cleveland.
Parfois, le hasard précipite bizarrement les choses. La semaine suivante, je fus envoyé en mission à Cologne. À la fin de la soirée, je rentrai fourbu à l’hôtel, m’affalai sur le lit, allumai la télé en faisant tomber bruyamment mes chaussures et me mis à zapper. Je m’arrêtai sur Eurosport où se déroulait une partie de snooker que je suivis jusqu’au bout en tâchant de me remémorer les règles, une bille rouge puis une bille de couleur — j’ai toujours été fasciné par ce jeu. Après quoi je recommençai à zapper, passai rapidement cinq ou six chaînes, revins en arrière : je venais de reconnaître le gros Burns. C’était un épisode de Simple Cops, un épisode que je n’avais jamais vu. Je montai le son. Naturellement, la série était doublée en allemand, ce qui accentuait l’étrangeté de retomber dessus par hasard, ici, dans cette chambre d’hôtel, bien qu’à nouveau à une heure avancée de la nuit. L’intrigue progressait aussi à un rythme différent, avec quelque chose de maladroit, comme si les scénaristes n’avaient pas encore trouvé leurs marques. C’était comme une vaste exposition où l’on présentait les personnages à tour de rôle, où s’esquissaient plusieurs fils narratifs dont je connaissais la résolution. Au bout d’un quart d’heure, je compris que j’étais en train de regarder le pilote de la série.
Alors j’attendis, en espérant qu’elle n’était pas déjà passée, l’apparition de l’homme à l’anorak, sa première apparition. Et je le vis bientôt, couché sur un banc public d’un parc où circulaient divers promeneurs, parmi lesquels des couples d’amoureux, des mères poussant des landaus, et enfin Burns et Atkinson traversant le champ pour aller s’asseoir un peu plus loin. Les deux flics n’étaient pas en service et ne discutaient pas d’une affaire en cours, mais plutôt de leurs tracas personnels. La séquence se concluait comme elle s’était ouverte, par un plan général du parc. L’homme à l’anorak dormait toujours sur son banc.
Et tandis que se déroulait la suite de l’épisode et que le sommeil me gagnait, j’entrevis ce qui s’était passé ce jour-là, sur le tournage de Simple Cops. C’était une scène à figuration nombreuse, dont la mise en place avait dû demander plusieurs répétitions pour régler le ballet des badauds qui se croisaient dans les allées du parc. Au figurant en anorak jaune, le second assistant avait demandé de s’allonger simplement sur un banc et de faire le clochard endormi. On avait répété, rectifié quelques détails — avancez plus vite, la dame au landau, moins vite, les amoureux —, tourné cinq ou six prises. Allongé en plein soleil, l’homme à l’anorak avait fini par s’assoupir pour de bon. Quand le réalisateur avait été satisfait, l’assistant avait libéré les figurants, tandis que l’équipe remballait le matériel. On n’avait plus fait attention au type en jaune étendu sur son banc. Lorsqu’il s’était réveillé une heure plus tard, il avait trouvé le parc désert.
Comment avait-il compris qu’il avait glissé dans un autre plan de réalité ? Il avait dû tout naturellement vouloir rentrer chez lui, retrouver sa femme et ses enfants, mais ce n’était plus possible, puisque sa maison n’avait pas été filmée. Alors, il avait tourné des jours et des semaines en rond dans un Cleveland virtuel qui s’élargissait au fur et à mesure que la production de Simple Cops investissait de nouveaux lieux de tournage. Quand il n’avait plus eu d’argent en poche, il avait fait la manche pour survivre, dormant où il pouvait, se liant avec d’autres sans-abri. Peut-être se laissait-il parfois aller à raconter son histoire à ses camarades de misère. Les gars rigolaient sans méchanceté en le prenant pour un doux dingue inoffensif et lui repassaient la bouteille. Et pendant tout ce temps, il cherchait désespérément une issue pour repasser de l’autre côté, du bon côté du décor. Alors, il entrait partout, essayait toutes les portes, mais en pure perte. Dans un entrepôt où il avait squatté, il avait trouvé de vieilles bombes de peinture, dont il s’était servi pour taguer des SOS sur les murs — un jour, qui sait, quelqu’un remarquerait sa présence ? Mais dix ans plus tard, au moment du tournage de The Cleveland Ultimatum, il était toujours prisonnier de cet étrange intermonde visible seulement pour les caméras. En cet instant même peut-être, il erre encore de rue en rue, de porte en porte, dans l’espoir de trouver un jour la sortie de l’écran.
L’Homme à l’anorak jaune est extrait de la Nuit sans fin (Montréal, L’Oie de Cravan, 2012).