Mathias Énard

La Dernière charge des cosaques du Don

Mathias Énard

La Dernière charge des cosaques du Don

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Elle m’a vu, elle a soupiré, elle a deviné tout de suite.

 

C’était bien la peine, elle a dit.

Elle m’a regardé un long moment. Lucie aimerait que tu l’aides pour ses devoirs, elle a dit.

J’ai caressé le clavier du piano. Elle n’avait pas l’air de s’énerver. Elle paraissait plus lasse qu’irritée, plus déçue que réellement fâchée.

— Juste ça t’ennuierait de baisser la musique?

Il y avait une légère vibration dans sa voix. Leonard Cohen disait que New York était froide à la fin décembre.

— Tu vas aller voir Lucie? Et après ce serait bien qu’elle fasse un peu de violon, tu crois que tu pourras jouer avec elle?

Elle avait envie que je parle, que je réponde quelque chose, j’ai juste dit oui, bien sûr.

—Tous ces efforts pour rien, elle a dit.

— Pas pour rien, non, j’ai répondu.

Elle est sortie au moment où Cohen disait You’re living for nothing now ou quelque chose du genre. Célèbre Imperméable bleu, voilà un drôle de titre. Cette chanson était trop triste, j’ai arrêté la musique. J’ai eu un tremblement étrange, un long frisson.

Lucie était dans sa chambre, allongée sur le tapis ; elle regardait un livre d’images sur les chevaux et les cavaliers du monde. Elle portait un gros pull très doux, je me suis allongé tout contre elle, j’avais froid tout d’un coup. Elle m’a souri, m’a embrassé, m’a dit regarde ces cavaliers, ils sont beaux hein? J’ai dit oui, ce sont les cosaques, les cosaques du Don.

— Les cosaques du don?

— Oui, les cosaques.

— Et qu’est-ce qu’ils donnent?

J’ai ri.

— Eh bien ils donnent… leur vie dans les batailles, je suppose. Mais le Don c’est le nom d’une rivière, une grande rivière de Russie.

Elle a eu l’air d’imaginer un immense fleuve gelé et des centaines de cavaliers, j’ai passé ma main dans ses cheveux, elle a renâclé, un peu comme un poney, j’ai pensé. L’image des cosaques était une belle illustration, effectivement. On voyait l’ataman, très élégant, très noble, charger à la tête de sa horde, au milieu des boulets de canon. Au loin on reconnaissait l’ennemi, français bien sûr, avec l’aigle impériale sur ses étendards et ses bonnets à poil. 1812, sans doute. Peut-être même la bataille de Borodino. Les petits chevaux étaient luisants de sueur. Il n’y avait pas d’autre légende que « Cosaques du Don ».

— Comment est-ce qu’ils faisaient pour que les chevaux n’aient pas peur des explosions?

— Eh bien aucune idée, je suppose qu’ils devaient les entraîner.

— Avec des pétards?

— Peut-être, c’est possible oui. Mais les cosaques étaient les plus courageux de tous les soldats. Alors leurs montures aussi, je crois.

— Ils n’avaient pas peur de mourir?

— Non. Ils acceptaient de mourir en combattant, c’était leur vie.

— Et toi, tu aurais peur de mourir?

J’ai hésité un moment, j’avais envie de répondre oui, très.

— Je ne sais pas, je suppose.

— Mais tu es courageux, toi, papa.

Ce n’était pas précisément un jour de grand courage, c’est le moins qu’on puisse dire.

— Parfois. Comme tout le monde.

Elle me regardait fixement. Elle m’imagine sur un cheval face à l’artillerie française, j’ai pensé.

— Et ces devoirs alors? On les fait?

En repassant je ne sais quelle poésie de Prévert ou de Maurice Carême, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à ces cosaques face à la mitraille. Je regardais ma fille sans l’écouter ; Lucie a de beaux yeux bruns comme sa mère, j’ai pensé. J’entendais Sarah dans la cuisine, elle devait préparer le dîner. J’ai laissé Lucie à ses exercices de grammaire et je suis retourné dans mon bureau. J’ai ouvert un carnet qui traînait par là et j’ai noté « La dernière charge des cosaques du Don », je ne sais pas pourquoi. Puis j’ai attrapé la bouteille planquée dans le tiroir, il en manquait déjà un tiers, je me suis servi un grand verre, rapide, brûlant, de ceux que l’on termine en soufflant. J’ai eu un peu honte. J’ai remis Leonard Cohen, toujours l’imperméable. It’s four in the morning, the end of December, j’ai rebu un coup, une goutte, même les cosaques du Don doivent boire pour se donner du courage, j’ai pensé. Cohen donnait à tout un air funèbre, dehors les lampadaires se répandaient sur le trottoir mouillé. Je n’osais pas sortir du bureau, j’entendais ma femme et ma fille, elles parlaient, il y avait des bruits de vaisselle, des éclats de voix, et tout cela se mélangeait avec l’alcool et Leonard Cohen, j’ai fermé la porte pour ne plus les entendre, mais je ne pouvais pas rester là éternellement, j’ai pensé prendre mon blouson et sortir, trouver une grande plaine blanche de neige où galoper, avec de belles bottes en cuir noir, un endroit où l’on serait vraiment libre, libre de se détruire et de ne rien faire de bon, courageusement, pour trouver, peut-être, si on avait de la chance, une seule phrase qui vaille la peine avant de mourir, à cheval, face à des ennemis innombrables, pour l’honneur, pour le plaisir, comme on serait allé au bar s’enfiler un dernier coup pour la route.

Ton problème, c’est que tu écris pour boire, et pas l’inverse, m’a dit Sarah.

Ton problème, c’est que tu vis dans un monde qui n’existe pas, m’a dit Sarah.

Ton problème, c’est que tu es victime de tes mythes, m’a dit Sarah.

Lucie est entrée sans frapper, tout naturellement.

Elle n’a pas remarqué le verre que j’avais à la main, elle n’a pas noté qu’il y avait longtemps qu’elle ne m’avait pas vu un verre à la main, elle ne m’a pas dit : pourquoi aujourd’hui, papa, pourquoi pas hier, pourquoi pas demain, pourquoi précisément aujourd’hui, elle ne m’a rien demandé de tout cela. Elle a attrapé son violon, et m’a crié : allez papa, on s’y met, maman dit qu’il est très tard.

J’ai arrêté Cohen, il chantait « et Jane est venue avec une boucle de tes cheveux ». Lucie a les beaux cheveux de sa mère, elle est très belle quand elle joue du violon, j’ai pensé. Je me suis assis au piano.

Sarah a passé la tête par la porte dès qu’elle nous a entendus jouer.

Nous sommes ces trois dièses à la clé, j’ai pensé. Nous sommes en la, nous flottons tous les trois comme des corbeaux sur la portée, chacun sa ligne, sans la franchir, sans nous toucher. J’essayais de ne pas croiser le regard de Sarah. Cette saloperie de valse lente était très, très triste, je m’enfonçais dans mes arpèges, le violon me déchirait, la vie s’en va, j’ai pensé, elle flotte, c’est une vibration douloureuse de l’air, la course de chevaux essoufflés dans la neige profonde de la lâcheté.

 

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